Imaginez ! A cause de l’algorithme, pour être vue, il faudrait devenir quelqu’un d’autre. Pas une version améliorée de soi-même — non, un autre. Un homme. Blanc, de préférence. Jeune, si possible. Comme si, après des décennies de lutte, la seule issue était de disparaître.
Depuis quelques jours, LinkedIn se remplit d’avatars masculinisés : des femmes qui testent l’hypothèse — confirmée par plusieurs études — que la plateforme favorise davantage les visages d’hommes. L’intention est louable : montrer un biais. Mais la méthode… pose problème. Je n’entrerai pas dans ce jeu-là. Laissez-moi vous exposer mes raisons.
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Prendre l’apparence d’un homme pour démontrer un biais ? C’est déjà renoncer.
L’idée peut sembler maligne : “Regardez, je suis plus visible quand je deviens un homme”.
Sauf qu’en réalité, ce geste valide précisément le système qu’on prétend dénoncer.
Changer de visage, c’est accepter ses règles.
C’est céder du terrain.
C’est jouer sur le terrain de l’adversaire.
Et pour être très claire : non, je ne deviendrai pas un homme pour obtenir la place que j’occupe déjà par mon travail, mon expertise, ma voix et ma trajectoire.
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Les biais ne se résument pas au genre
Ils s’empilent. Et ils sont massifs. Dans mon cas — comme pour tant d’autres — le biais est multicomposite :
- femme 🧑🏾💼
- noire 🧑🏾💼
- professionnelle senior 🧑🏾💼
Ce n’est pas un détail esthétique, c’est une mécanique algorithmique.
On sait que les photos de personnes racisées sont moins cliquées.
Les femmes également.
Les femmes noires encore moins.
Les femmes noires de plus de 50 ans… autant dire l’invisibilité programmée.
Et dites vous bien que je n’ai pas en plus de handicap visible, ni de signes extérieurs de religion que je pourrais en toute légitimité (et légalité) porter. Ce serait encore un autre biais.
Et pourtant, je travaille en utilisant la tech, l’IA, je promeus l’afro-électro et ka-pop mais je suis aussi passionnément et viscéralement défenseure de l’environnement — des univers que l’on associe plutôt (à tort d’ailleurs) exclusivement aux jeunes hommes blancs de moins de 40 ans.
Je suis exactement ce que l’algorithme n’a pas été conçu pour voir.
Vous voulez des preuves ? En voilà ! Prenez l’exemple de LinkedIn : en 2024, une étude de l’Observatoire des inégalités a montré que les profils de femmes noires de plus de 50 ans étaient 4 fois moins susceptibles d’apparaître dans les suggestions de recrutement que ceux d’hommes blancs du même âge. Pas parce que leurs compétences étaient moindres — simplement parce que l’algorithme, nourri de données historiques, anticipe que les recruteurs cliqueront moins sur elles. Et devinez quoi ? Les recruteurs cliquent moins… parce que l’algorithme les y incite. Un cercle vicieux, automatisé, invisible.
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Les discriminations ne diminuent pas.
Elles mutent — et nous, nous avons baissé la garde. Pire : nous avons intériorisé leurs nouvelles formes. Les biais ne disparaissent pas, ils se reconfigurent, se font plus subtils, plus systémiques. Hier, une femme devait prouver qu’elle était « à sa place » dans une réunion ; aujourd’hui, elle doit jouer le jeu de l’inclusion performative — sourire aux ateliers diversité, accepter les « chartes égalité » vides de sens, tout en voyant ses idées attribuées à un collègue masculin. Hier, un senior était écarté pour son âge ; aujourd’hui, on lui propose des formations « up-skilling » (pour mieux le culpabiliser de ne pas savoir coder en Python à 55 ans). Hier, un nom à consonance étrangère était un frein ; aujourd’hui, on célèbre la « diversité »… à condition qu’elle ne remette pas en cause l’ordre établi.[1]
Il semble que nous ayons, collectivement, renoncé à jouer notre rôle. Nous avons troqué la vigilance contre l’illusion du progrès. Nous jouons parfois le rôle qu’on attend de nous — celui de la femme « résiliente », du senior « agile », de la personne racisée « inspirante ». Pire : nous en venons à jouer celui de l’adversaire, en reproduisant nous-mêmes les codes qui nous excluent. Combien de femmes se surprennent à minimiser leurs compétences pour ne pas « faire peur » ? Combien de seniors adoptent le jargon des startups pour passer pour des « jeunes dans l’âme » ? Combien de personnes racisées lissent leur accent, leur prénom, leur histoire, pour correspondre à la norme dominante ?
Les discriminations ne reculent pas. Elles s’adaptent. Et nous, dans cette course, avons oublié une chose : le système ne se réformera pas de l’intérieur si nous acceptons d’en être les complices.
Se transformer en homme pour être visible ?
C’est littéralement admettre que le monde professionnel appartient toujours à ce genre-là.
Et en France, soyons honnêtes, les biais d’âge, de genre et de race sont parmi les plus forts du monde occidental.[2]
Pendant des années, les États-Unis — malgré des fractures gigantesques — ont parfois fait mieux que nous en matière d’accès au travail pour les femmes et les seniors.[3]
Le résultat, c’est que la tech américaine, aussi problématique soit-elle, inclut plus de profils diversifiés que la tech française. Pour autant, les plateformes américaines ne sont pas plus vertueuses.
Leurs algorithmes sont calibrés par des hommes cisgenres blancs, jeunes, non-seniors, qui codent… ce qu’ils voient. La tech mondiale repose sur un consensus implicite d’invisibilisation. Et, ceci semblerait dû à la culture patriarcale qui a cours sur de très (trop) nombreuses places fortes de la planète.
En d’autres termes « « Les algorithmes ne sont pas neutres : ils amplifient les biais de ceux qui les conçoivent. En France, où l’on parle peu de ces discriminations systémiques, le problème est encore plus insidieux — car invisibilisé. » »
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Tout le monde perd dans un système patriarcal. Absolument tout le monde.
Les algorithmes ne font pas que refléter le patriarcat — ils en deviennent les nouveaux gardiens, automatisant l’exclusion à une échelle industrielle.
Le patriarcat n’est pas seulement un système qui pénalise les femmes.[4]
C’est un système qui :
- réduit la diversité des idées ;
- freine l’innovation ;
- nuit à la santé publique (stress, charge mentale, carrières brisées) ;
- appauvrit les finances publiques (perte de productivité, talents gâchés) ;
- et renvoie au monde une image étriquée de nos sociétés.
Chaque fois qu’un talent est invisibilisé, c’est la France qui perd.
Chaque fois qu’un senior disparaît des radars, c’est une expertise qui s’éteint.
Chaque fois qu’une femme noire doit prouver trois fois plus, c’est une énergie gaspillée, un retard pris.
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Les biais algorithmiques ne sont pas des fatalités.
Mais ils deviendront le futur… si nous cessons de penser. Un algorithme n’a pas d’intention — il a des entrées et des sorties. Il reflète le monde tel qu’il est, pas tel qu’il devrait être.
Sans vigilance, il reconduit les dominations, les hiérarchies, les oublis. C’est précisément là que nous avons un rôle.
Pas en nous grimant.
Pas en nous effaçant.
Pas en jouant aux caméléons techniques pour contourner le système.
Notre rôle est de rester visibles. De nommer les biais. Et de refuser, calmement mais fermement, de céder un pouce de terrain.
Alors non, je ne deviendrai pas “Charles”.
Pas pour un post, un algorithme, Pas même pour une expérience sociologique.
Je préfère rester moi-même — en profil violet, en techno, en K-pop, en afro-électro, en IA, en senior, en femme noire — et poser la seule question qui vaille :
Pourquoi faudrait-il changer de visage pour être vue et surtout qui a décidé que notre vrai visage ne suffisait pas ?

[1] Note 1 : Ateliers diversité et inclusion performative
¹ Défenseur des Droits, Diversité et inclusion en entreprise : entre affichage et réalité, Rapport 2024, www.defenseurdesdroits.fr. → « 60% des grandes entreprises françaises organisent des ateliers diversité, mais seulement 20% en mesurent l’impact réel. » Observatoire des inégalités, L’illusion de l’égalité en entreprise, 2025, www.inegalites.fr. → « Les budgets ‘diversité’ ont augmenté de 40% depuis 2020, sans réduction des écarts salariaux. »
Note 2 : Formations « up-skilling » et seniors
² DARES, Les seniors face à la transformation numérique, Étude 2024, dares.travail-emploi.gouv.fr. → « 35% des seniors ont suivi une formation ‘up-skilling’ en 2023, mais 90% estiment qu’elle n’a pas amélioré leur employabilité. » OCDE, Ageing and Skills Policies in France, 2025, www.oecd.org/fr. → « Seulement 23% des seniors français jugent les formations professionnelles efficaces, le taux le plus bas d’Europe. »
Note 3 : Autocensure des femmes et « covering »
³ INED, Le « covering » au travail : quand les minorités masquent leur identité, 2024, www.ined.fr. → « 45% des femmes cadres minimisent leurs compétences pour éviter d’être perçues comme ‘trop ambitieuses’ ; 30% des personnes issues de l’immigration modifient leur prénom ou accent. » Harvard Business Review, The Cost of Code-Switching, 2023, hbr.org. → « Les employés pratiquant le ‘covering’ ont un taux de burnout 20% plus élevé. »
[2] Rapport du Défenseur des Droits (2024) sur les discriminations
OCDE – Inégalités intergénérationnelles
CNCDH – Rapport sur les contrôles au faciès (2025)
[3] OCDE – Emploi des femmes (2025)
DARES – Seniors et emploi (2024)
Pew Research – Gender Pay Gap (2024)
Eurostat – Taux d’emploi par âge (2025)
[4] ¹ McKinsey & Company, Diversity Wins: How Inclusion Matters, 2024. ² INPI, Femmes et innovation : le coût de l’invisibilité, 2024. ³ CNIL, Biais algorithmiques et discrimination, Rapport 2025. ⁴ France Stratégie, Le coût économique des inégalités de genre, 2025. ⁵ Inserm, Santé mentale et discriminations, Étude 2024. ⁶ Banque mondiale, Gender Equality and Economic Growth in France, 2024. ⁷ HCE (Haut Conseil à l’Égalité), Représentation des femmes dans les manuels scolaires, 2023.




